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Samedi 1er octobre, 7 h 45
Steven se tenait près de la cafetière dans un coin de la salle de réunion du SBI, les bras croisés, tapotant ses biceps du bout des doigts avec impatience.
C'était sa quatrième tasse depuis son réveil. Helen avait réglé la minuterie de la machine à café de la maison pour qu'elle se mette en marche à 6 heures. Elle connaissait bien les habitudes de son neveu. Elle savait aussi qu'il devait assister à une réunion à la première heure. Il avait bu ses trois premières tasses à la maison et il espérait que la quatrième achèverait de le réveiller.
Il se frotta les joues et fit une grimace de douleur en passant la main sur la petite coupure qu'il s'était faite en se rasant. Il avait eu la main tremblante, fatigué qu'il était de n'avoir pas fermé l'œil de la nuit : ses inquiétudes au sujet de Brad étaient cause de cette insomnie, mais aussi les images de Jenna Marshall qui s'étaient bousculées dans son cerveau. Il aurait aimé pouvoir se dire que ces cogitations nocturnes avaient débouché sur une meilleure compréhension des problèmes de son fils aîné. Mais non. Ceux-ci demeuraient un mystère et une source d'angoisse pour lui. Les lumières de l'aube n'avaient pas davantage permis de chasser la douce voix de Jenna de son esprit. « Soyez courageux, Steven. » Malheureusement, le courage ne suffisait pas toujours.
— A ce degré d'addiction, une intraveineuse de caféine serait plus efficace, fit une voix dans son dos.
Steven jeta un coup d'œil par-dessus son épaule et aperçut Lennie Farrell, adossé contre le mur. Sa cravate était impeccablement nouée, son costume ne présentait aucun faux pli. L'agent spécial en chef était un flic comme on en voit dans les feuilletons, austère et sérieux. Sa démarche raide était imitée, par dérision mais sans véritable méchanceté, par tous ses subordonnés. Lennie était un brave type, au fond. Il savait même rire lorsqu'on se moquait ainsi de lui — mais d'un rire contenu, évidemment.
— Et moins douloureuse, sans doute, dit Steven en regardant la cafetière qui continuait de distiller le breuvage brunâtre avec la même désespérante lenteur. Quand ma tasse sera remplie, ça va me brûler l'estomac.
— Vous pourriez attendre qu'elle refroidisse. Mais il vous faudrait pour ça un peu de patience.
— Ça tombe bien, je suis patient...
Lennie se décolla du mur et marcha jusqu'au panneau d'affichage que Steven avait installé la veille. Des photos de Lorraine et de Samantha y étaient fixées avec des punaises. Des photos de cartes scolaires sur lesquelles elles souriaient à pleines dents et que leurs parents avaient fournies. Lennie se pencha pour examiner la photo du corps mutilé de la première victime, puis se redressa en relâchant lentement son souffle.
— Steven, si vous êtes patient, moi, je suis un joyeux drille !
— Bien vu.
Steven prit une chaise et la retourna pour s'y asseoir à califourchon.
— Que faites-vous ici à une heure aussi matinale, un samedi ? demanda-t-il à son supérieur. Je pensais vous appeler à votre club de golf pour vous faire un résumé de la situation.
Lennie s'assit pesamment sur l'une des chaises qui entouraient la table de conférence.
— J'ai reçu un appel du gouverneur ce matin.
Etant donné la tournure que prenait l'affaire, cette nouvelle n'étonna guère Steven.
— Ça devait arriver, dit-il. Que voulait-il ?
— Il est inquiet, bien sûr. Il voulait savoir si on avait une piste. Je lui ai promis de le rappeler après la réunion de ce matin.
— Bon, au moins, pour l'instant, le FBI et la presse ne se mêlent pas de notre enquête.
Lennie haussa les sourcils.
— Il vaudrait mieux que ça n'arrive pas.
— J'ai parlé avec Kent Thompson hier soir, dit Steven.
Il sortit une chemise de sa serviette, conscient que Lennie guettait chacun de ses gestes. Il savait pourquoi. Lennie cherchait à déceler chez lui des signes de stress. Ou toute autre indication qu'il était sur le point de craquer puisque c'était sa première affaire d'enlèvement depuis celui dont avait été victime Nicky. Durant les six mois qui venaient de s'écouler, Steven avait eu l'impression d'être un poisson dans un bocal, et la manière dont Lennie l'observait à ce moment précis ne faisait qu'aggraver cette sensation.
— Vous connaissez Kent ? demanda-t-il.
Lennie hocha la tête.
— Oui, c'est le nouveau qui travaille dans le service de Diane.
— Il a l'air de connaître son métier. En tout cas, il est resté ici jusqu'à minuit hier soir pour pratiquer des analyses sur le contenu de la seringue hypodermique qu'on a trouvée dans la clairière. Il m'a dit qu'il fallait attendre ce matin pour tester la chromatographie des échantillons qu'il a prélevés. Il devrait arriver d'un instant à l'autre...
— Dommage que Diane soit en vacances, dit Lennie d'un ton songeur. Cette affaire est trop importante pour la confier à un débutant. Je devrais peut-être faire venir un collègue du bureau de Charlotte jusqu'au retour de Diane ?
Steven secoua la tête.
— Donnez-lui sa chance, Lennie. On verra de quoi il est capable. Il m'a fait très bonne impression, jusqu'à présent. Tiens, le café est passé, enfin ! Vous en voulez une tasse ?
— Je préfère attendre l'arrivée de Nancy. J'ai déjà goûté votre café, vous savez, et je sais à quoi m'en tenir.
Steven fit la grimace.
— Je sais que je le fais un peu trop fort, admit-il.
Lennie esquissa un sourire.
— Bon, à quelle heure est-ce qu'elle commence, cette réunion ?
Steven consulta sa montre.
— Dans dix minutes. Toute l'équipe sera présente.
Moins de dix minutes plus tard, la salle de réunion s'était remplie des mêmes collègues que Steven avait rassemblés le jeudi précédent, quelques heures après avoir appris la nouvelle de la disparition de Samantha Eggleston. Seul Kent Thompson arriva avec un peu de retard, tenant à la main un dossier plein à craquer de documents. Il avait l'air d'avoir dormi dans son costume. Lennie le considéra d'un œil perplexe, et Steven devina qu'il regrettait déjà de ne pas avoir fait venir en renfort l'expert du bureau du SBI de Charlotte.
— Excusez-moi, marmonna Kent en s'asseyant sur la dernière chaise libre.
Nancy posa une tasse de café devant lui ; il jeta un coup d'œil suspicieux à son contenu.
— C'est Steven qui l'a fait ? demanda-t-il.
Tout le monde se mit à ricaner.
— Non, il est buvable, celui-ci, jeune homme, lui dit Nancy en lui tapotant l'épaule d'un geste maternel. J'ai jeté celui de Steven et j'en ai refait.
— Moi, un jour, j'ai dû appeler un plombier pour réparer les fuites à l'estomac que m'avait causées le café de Steven, surenchérit Harry.
— Très drôle, marmonna Steven.
Puis il ajouta tout haut :
— Bon, vous êtes prêts ?
Les conversations cessèrent aussitôt.
— Merci.
Il regarda autour de la table. Son équipe était au grand complet. Trois hommes, dont lui-même, et quatre femmes. Kent Thompson, l'expert en police scientifique. Harry Grimes et Sandra Kates, agents spéciaux enquêteurs. Meg Donnelly, chargée du profil du tueur qu'ils traquaient, et Nancy Patterson, aux manettes des recherches sur les bases de données. Tous de bons professionnels. Outre ces six policiers, il y avait encore Liz Johnson, substitut du procureur, dont la tâche était de contrôler la légalité de la procédure.
Steven savait qu'ils allaient tous devoir utiliser toutes leurs ressources et tous leurs talents pour arrêter le tueur avant que le corps meurtri de Samantha Eggleston ne finisse dans une clairière, comme celui de Lorraine Rush.
— On va commencer par faire un point sur l'expertise scientifique avant de passer à ce qu'on peut trouver dans les bases de données sur d'éventuels suspects, reprit Steven.
Il se tourna vers Meg, la psychologue de l'équipe.
— Ensuite, Meg, j'aimerais que vous nous donniez votre avis sur le profil du criminel que nous recherchons.
Puis il se tourna vers Kent en espérant que ce dernier avait quelque chose d'intéressant à dire — dans le cas contraire, Lennie allait certainement faire venir un autre expert avant midi.
— A vous, Thompson... Parlez-nous de ce que vous avez trouvé.
Kent ouvrit son dossier, exposant une grosse liasse de documents.
— Je vais traiter plusieurs points, ce matin, dit-il. N'hésitez pas à m'interrompre si je parle trop vite.
Il adressa à l'assistance un petit sourire en coin.
— Je suis un peu nerveux, mais je pense que je vais y arriver.
Tous les autres l'encouragèrent d'un sourire, y compris Lennie.
— Commençons par la culotte que Bud Clary a trouvée dans l'arbre hier matin, reprit-il en sortant de son dossier une photo de deux poils agrandis. Elle est de la même taille et de la même marque que celles que porte Samantha, et j'y ai retrouvé ces deux poils pubiens, pris dans l'étoffe. Nous pouvons comparer leur ADN aux cheveux de la brosse de Samantha et aux cellules épithéliales prélevées sur sa brosse à dents.
— Ainsi, on sera sûrs qu'il s'agit bien de sa petite culotte, intervint Sandra Kates.
Sandra était un agent aguerri, spécialisé dans les crimes sexuels. Steven n'aurait voulu pour rien au monde être à sa place : il n'osait imaginer les cauchemars qu'elle devait faire la nuit. Les siens lui suffisaient largement.
Kent hocha la tête.
— Exactement, acquiesça-t-il. J'ai passé au peigne fin l'endroit où l'herbe était aplatie, en quête de cheveux, mais je n'ai rien trouvé. Et je trouve ça un peu étrange...
— Pourquoi ? demanda Lennie en se penchant légèrement vers lui.
— Parce que Samantha a de longs cheveux ondulés, répondit Kent en exhibant une autre photo agrandie au microscope. Voici un brin d'herbe de la clairière, agrandi cinquante fois. Comme vous pouvez le constater, ce brin est couvert de haut en bas de minuscules épines... Ce qui rend cette herbe aussi adhésive que de la bande Velcro...
— Elle aurait donc dû retenir au moins un ou deux cheveux quand Samantha a été étendue sur l'herbe, compléta Steven.
Kent hocha la tête.
— Exactement, surtout que l'herbe est très sèche en ce moment.
— Il lui aurait rasé le crâne ? Exactement comme Lorraine Rush ? demanda Steven, se tournant vers Meg.
Meg haussa les épaules.
— C'est ce que je dirais, en effet.
Steven revint à Kent.
— Et le cheveu brun que vous avez retrouvé sur place ?
— Ce cheveu a été coupé net et ras, comme avec un rasoir ou avec une quelconque lame acérée. Il n'appartient pas à Samantha, je peux vous l'assurer. Quant à l'ADN, ce cheveu est dénué de follicule, comme je vous l'ai dit hier... Il va donc me falloir exploiter les cellules mitochondriales, au lieu des cellules du noyau, pour obtenir une empreinte ADN. Le mappage génétique obtenu par cette technique est moins précis, car il ne contient que des gènes maternels. Steven se tourna vers Liz Johnson.
— Est-ce que ça peut tenir lieu de preuve au tribunal ? lui demanda-t-il.
Liz approuva d'un signe de tête.
— Oui. J'ai déjà eu l'occasion de présenter ce type de preuve. Rarement, certes, mais ça m'est arrivé.
— Qu'avez-vous trouvé d'autre ? demanda abruptement Lennie à Kent.
Steven comprit qu'il était favorablement impressionné par l'efficacité du débutant.
Les traits de Kent se durcirent.
— Il y avait des traces de chlorhydrate de kétamine dans la seringue hypodermique, répondit-il.
Des murmures s'élevèrent tout autour de la table.
— Merde, dit Steven. Vous en êtes sûr ?
— Malheureusement, oui. J'ai pratiqué trois chromatographies en phase gazeuse successives... Ce qui explique mon retard, aujourd'hui. Les résultats sont identiques et ne laissent aucun doute.
Steven se tourna vers Harry.
— Est-ce qu'on a trouvé des empreintes digitales sur cette seringue ?
Harry secoua la tête avant de répondre :
— Non, rien. Ce salaud portait des gants.
— Je ne vous suis plus. C'est quoi, la kétamine ? demanda alors Nancy.
— Un produit voisin du PCP, c'est-à-dire un anesthésiant puissant, répondit Sandra d'une voix sombre. Ce sont surtout les vétérinaires qui s'en servent pour anesthésier les animaux de grande taille. On en trouve sur tous les catalogues de fournitures pour vétérinaires.
Meg se leva pour se coller à la fenêtre.
— On peut en prescrire l'usage légal pour les êtres humains, en tant que substitut efficace de l'anesthésie générale, surtout hors du milieu hospitalier.
— Par exemple, les chirurgiens qui interviennent dans des missions humanitaires en Afrique s'en servent pour opérer sur le terrain, poursuivit Kent. Ça immobilise complètement le patient.
Meg hocha la tête.
— C'est exact. Quand on s'en sert dans les règles, c'est un anesthésiant sans risque...
— Mais ? demanda Nancy.
— Mais c'est aussi une drogue dont l'usage illicite se propage de plus en plus vite, de nos jours, répondit Steven. Si on en prend une dose suffisante, on entre dans ce qu'on appelle la « quatrième dimension ». Les usagers vivent alors des expériences de sortie de corps. Certains racontent même qu'ils ont assisté à leur propre mort.
— Notre tueur se sert de cette drogue pour les immobiliser, murmura Nancy. Comme le Rohypnol que les violeurs utilisent pour faire perdre toute volonté à leurs victimes.
— Oui, ça peut servir à cela, dit Meg. Mais à la différence des consommateurs involontaires de Rohypnol, qui ne se souviennent de rien ensuite, les usagers de kétamine ont une conscience détachée de ce qui leur arrive.
Elle se tourna vers l'assistance et ajouta :
— Mais le pire, c'est ce qu'on appelle les « rêves résurgents ». Ces rêves peuvent facilement tourner au cauchemar et constituer des expériences particulièrement traumatisantes.
Steven se massa la nuque et dit :
— Super. Quoi d'autre, Kent ?
— Je n'ai rien trouvé sur les dents du chien. Si Pal a mordu l'homme qui l'a poignardé, il ne l'a pas mordu assez fort pour lui arracher un peu de chair. Les traces de coups de couteau que présentait le chien étaient larges et profondes. J'ai pris quelques photos avant que le vétérinaire ne les suture.
— Excellente initiative, approuva Steven. Ainsi nous pourrons les comparer avec les photos prises au cours de l'autopsie de Lorraine Rush. En espérant qu'on trouvera des points communs. Il faudra également faire une recherche de kétamine dans les échantillons cellulaires prélevés sur Lorraine Rush. Harry, j'aimerais que vous vous chargiez de trouver comment le tueur a pu se procurer cette kétamine.
Harry en prit bonne note dans son calepin.
— Je vais commencer par les entreprises de fournitures vétérinaires et les cliniques pour animaux, dit-il.
— Parfait. Sandra, demandez à vos indics s'ils savent quelque chose à ce sujet.
Sandra hocha la tête.
— J'ai déjà commencé à tâter le terrain, dit-elle. Je vais voir ce que ça donne.
Steven se tourna vers Nancy qui prenait des notes de son côté.
— Nancy, qu'est-ce que ça donne, au niveau des bases de données ?
Nancy leva les yeux de son calepin et ôta ses lunettes à verres progressifs du bout de son nez.
— J'ai relevé les noms de toutes les personnes déjà condamnées pour crimes sexuels, dans un rayon de deux cents kilomètres, et j'ai trouvé plus de suspects potentiels que nous n'en pourrions traiter en un mois, dit-elle. Je vais ajouter le paramètre « kétamine » pour rétrécir le champ de recherche.
Steven repassa en revue dans sa tête les points qu'il avait projeté d'évoquer au cours de cette réunion et reprit la parole :
— Quant à moi, je vais travailler sur les liens éventuels entre les deux victimes. Je sais déjà qu'elles fréquentaient la même église catholique. Je veux savoir si elles se connaissaient et comment le meurtrier a pu les rencontrer. Meg, pouvez-vous tracer à grands traits le profil du genre de personne que nous recherchons ?
— A ce stade, on en est vraiment à l'esquisse. Nous partons du principe qu'il a déjà tué. Deux fois au moins... La sauvagerie avec laquelle il a brutalisé la première victime, avant et après son décès, indique qu'il est animé par une sorte de rage. Il est probable qu'il ait déjà exercé ce genre de sévices sur des animaux. En outre, il a certainement commis des crimes moins atroces dans le passé, avant de passer à un tel stade de sauvagerie. Le fait qu'il n'ait pas enterré Lorraine Rush semble indiquer qu'il tenait à ce qu'elle soit retrouvée. La couverture médiatique de ses méfaits doit sans doute faire partie de ses plans.
Elle s'interrompit et son regard se perdit dans le vide.
— Je me demande, reprit-elle au bout de quelques instants, quel usage il fait exactement de la kétamine. Est-ce qu'il les drogue avant de les tuer ? Pendant la mise à mort ? S'en sert-il pour les immobiliser au moment de l'enlèvement, ou bien comme anesthésiant au moment du supplice ?
— Un tueur en série qui aurait de la compassion pour ses victimes ? demanda Sandra d'un ton sceptique. Ce serait une première.
— Bundy a bien été bénévole à SOS Suicide, fit observer Harry.
— Ça n'a rien à voir, enfin ! rétorqua Sandra. Ces gars-là tuent pour prendre leur pied en regardant souffrir leurs victimes.
— Vous voulez dire que notre tueur serait anormal ? En voilà une drôle d'idée ! s'exclama Harry en faisant mine de tressaillir d'horreur.
Sandra le fusilla du regard et Steven leva la main pour les faire taire.
— Quoi d'autre, Meg ?
Meg jeta un coup d'œil par-dessus son épaule, puis son regard se fixa de nouveau sur la fenêtre.
— Sandra a peut-être raison. L'usage que le tueur fait de la kétamine n'est pas forcément lié aux propriétés anesthésiantes de cette drogue. Il se peut qu'il s'en serve pour assister aux rêves résurgents de ses victimes, par voyeurisme. Cela dénoterait sa curiosité pour les phénomènes psychiques, voire son expérience personnelle d'une thérapie mentale.
— A moins qu'il ne soit simplement un internaute passionné..., intervint Nancy, les yeux rivés sur l'écran de son ordinateur portable. En quelques minutes, je viens de trouver six articles écrits par des adeptes des drogues de synthèse qui décrivent les trips fantastiques qu'ils ont vécus en pénétrant dans la « quatrième dimension ». Certains sont extrêmement bien écrits, d'ailleurs... J'ai du mal à comprendre que des gens qui s'expriment avec autant d'aisance puissent être assez bêtes pour prendre une drogue aussi forte.
Elle leva les yeux et ôta une nouvelle fois ses lunettes de son nez.
— Désolée, Meg, je ne voulais pas vous interrompre, reprit-elle. Je suis simplement surprise par la quantité d'informations que j'ai pu obtenir aussi rapidement, alors que je n'avais jamais entendu parler de cette drogue auparavant.
— C'est qu'elle se propage, Nancy, murmura Meg. C'est ce qui est le plus effrayant. Je m'interroge également sur la date de ce deuxième enlèvement...
— Oui, il est survenu un peu vite...
— Tout à fait. On a retrouvé le corps de Lorraine il y a cinq jours, et l'autopsie indique qu'elle était morte depuis moins d'une semaine. Ce qui fait moins de deux semaines entre les deux crimes. Au début de leur « carrière », les tueurs en série peuvent attendre des mois, voire des années, avant de frapper de nouveau. Or, là, ce n'est pas le cas... Peut-être a-t-il déjà tué dans le passé... Combien de fois ? C'est impossible à dire pour l'instant. Peut-être est-il déjà arrivé au stade de l'intensification critique.
Steven se cala sur son siège et dit :
— Mais ça ne vous paraît guère plausible...
— En effet, car son mode opératoire me semble manquer de...
Son visage se crispa légèrement tandis qu'elle cherchait le mot juste.
— De maturité, finit-elle par dire. Surtout dans la manière dont il a paniqué quand il a été dérangé par le chien, hier matin. Laisser une seringue sur les lieux comme il l'a fait, c'est, comment dire... pas très professionnel, au mieux.
— Un amateur ? suggéra Harry d'un ton ironique.
Meg sourit.
— En résumé, si je devais lui attribuer un âge, je dirais que c'est un jeune, et je crois deviner que c'est quelqu'un de bien éduqué. Il est sans doute blanc, puisque les tueurs en série ne choisissent que très rarement des victimes d'une autre race que la leur. Voilà tout ce que je peux vous dire sur la base des informations dont nous disposons pour l'instant.
Steven ferma son calepin et se leva. Ils n'étaient pas tellement plus avancés, mais c'était déjà un début.
— Bon, eh bien, mettons-nous en quête d'autres informations, dit-il.
Samedi 1er octobre, 12 h 30
Helen Barnett fixait la serviette en cuir qu'elle avait posée sur la table de la cuisine, en se demandant si elle devait en ouvrir la poche extérieure. Le professeur de chimie de Brad y avait peut-être laissé son numéro de téléphone, ce qui lui permettrait de lui rendre au plus tôt le précieux objet.
Une serviette aussi bien remplie, cela signifiait que l'enseignante avait l'intention de corriger beaucoup de copies pendant le week-end. Jenna Marshall en aurait donc besoin avant le dimanche après-midi.
Jenna. Elle aimait la sonorité de ce prénom. Il était à la fois joli et simple. Elle n'ignorait pas que Steven détestait les femmes aux manières affectées. A vrai dire, malheureusement, Helen ne savait guère quel genre de femme il ne détestait pas.
Elle trouvait anormal et néfaste qu'un homme encore jeune comme Steven, qui avait encore la moitié de la vie devant lui, s'obstine à rester célibataire. Il était beau garçon et savait se montrer charmeur. Il ne laissait presque jamais traîner ses chaussettes sales. Il ne ronflait pas, ne s'énervait que rarement et n'avait pas de problèmes financiers. Il avait en outre trois fils, trois merveilleux enfants qui avaient besoin d'une mère.
Et Helen trouvait non moins anormal et néfaste que ces trois garçons grandissent sans mère, alors que rien n'obligeait son neveu à rester célibataire. Il aurait aisément pu trouver une jeune et jolie femme qui aurait adoré ses fils. Elle était bien placée pour le savoir. Elle n'avait eu aucun mal à trouver des candidates...
— Mais il ne veut rien savoir, marmonna-t-elle sans lâcher des yeux la serviette.
Elle n'était pas d'un naturel indiscret et, pour s'abaisser à l'indiscrétion de l'ouvrir, il fallait avoir épuisé tous les autres recours. Et justement, elle avait épuisé toutes les voies pour vaincre l'entêtement de son neveu.
Elle avait accepté de venir vivre chez lui quatre ans auparavant, lorsque Melissa avait trouvé une mort brutale et soudaine, laissant les garçons orphelins de mère. A l'époque, elle était persuadée que Steven se remarierait assez vite et qu'elle pourrait rapidement renouer avec sa vie antérieure — cette vie simple et libre qu'elle avait alors accepté, sans la moindre hésitation, de mettre temporairement en suspens.
Mais à présent, elle regrettait de plus en plus souvent son existence passée. Elle voulait jouer à la canasta dès que l'envie lui en prenait — tous les soirs, même, si tel était son désir — et sans avoir pour cela à engager une baby-sitter. Elle voulait voyager — se sentir libre de partir, sur un coup de tête, en croisière avec ses amies ou un mois en Afrique faire un safari. Elle caressait même l'idée de se trouver pour elle-même un compagnon. Les femmes aussi ont des besoins, et à tout âge...
Mais, tant que Steven n'aurait pas trouvé l'âme sœur, tous ces beaux projets resteraient lettre morte. Nicky avait besoin de la présence permanente d'un adulte. Il sortait à peine de la petite enfance. Et il avait subi une rude épreuve. Et Brad... Dieu seul savait ce qui perturbait ce garçon, mais Helen avait la certitude, au fond de son cœur, que cela ne durerait pas et qu'il redeviendrait bientôt lui-même. Elle tenait donc absolument à ce que Steven se trouve une femme. Pour les garçons. Pour lui-même. Et pour sa propre santé mentale.
Et cette Jenna était la première femme qui semblait l’intéresser. Elle n'avait pas cru Steven un instant quand il lui avait assuré qu'elle était sexagénaire et qu'elle avait des enfants. Si elle invitait cette femme à dîner et lui donnait ainsi l'occasion de mieux connaître Steven, peut-être que... Mais, pour cela, il lui fallait le numéro de téléphone de Jenna, lequel se trouvait probablement dans la serviette.
— Alors, tu l'ouvres, oui ou non ? fit une voix aiguë dans son dos.
Helen sursauta en portant par réflexe ses mains à sa poitrine — même si les médecins lui avaient assuré qu'elle avait le cœur solide. Elle se tourna lentement et vit Matt, appuyé paresseusement contre le four à micro-ondes. Il souriait d'un air innocent — le portrait craché de Steven à treize ans. Les mêmes cheveux blond vénitien, les mêmes taches de rousseur, le même sourire à faire se pâmer les filles. Les cheveux de Matt avaient commencé à blondir et approchaient de cette teinte mordorée qu'Helen aimait tant chez son neveu. Dans quelques années, les filles se presseraient autour de Matt. Il fallait seulement espérer que, lorsque ce moment viendrait, Matt aurait une mère de nouveau, capable de séparer le bon grain de l'ivraie et de chasser les prétendantes au cœur impur. Elle estimait que ses petits-neveux méritaient ce qu'il y avait de mieux — même si en ce moment elle ne pouvait s'empêcher de penser que le cadet n'était qu'une sale petite fouine.
— Ça fait longtemps que tu m'épies comme ça ? lui demanda-t-elle d'un air sévère.
Le sourire de Matt ne fit que s'élargir.
— Un certain temps, Yenta[5].
Helen se força à ne pas sourire. Ce petit insolent avait le culot de la comparer à l'entremetteuse pittoresque d'Un violon sur le toit. A son âge !
— Je ne joue pas les entremetteuses ! protesta-t-elle.
Enfin, pas encore, songea-t-elle. Pour ce faire, il me faudrait un numéro de téléphone.
Et elle ajouta :
— Pourquoi dis-tu ça ?
Matt haussa les épaules d'un air nonchalant.
— Je vous ai entendus causer, hier soir, papa et toi, quand vous parliez de Brad...
— Tu nous espionnais ? Matthew Thatcher, je suis outrée ! dit-elle, pince-sans-rire.
— C'est la meilleure manière de se renseigner dans cette maison. Et puis, comment aurais-je pu résister, alors que vous disiez du mal de Monsieur Parfait...
Helen fronça les sourcils.
— Je n'arrive pas à croire que tu puisses te réjouir des problèmes de Brad, dit-elle d'une voix sévère. Je croyais t'avoir mieux élevé que ça.
Il se décomposa et baissa la tête.
— Pas moyen de rigoler avec toi, bredouilla-t-il.
Il leva les yeux vers elle et la regarda par en dessous, exactement comme le petit garçon qu'il était hier encore. Comment avait-il fait, en si peu de temps, pour grandir autant, pour mûrir autant ?
— Je ne me réjouis pas des problèmes de Brad. Je suis juste content que ce ne soit pas moi qui prenne, pour une fois !
Helen le toisa d'un regard impérieux.
— Tu sais quoi, Matt : je suis parfaitement capable d'engueuler deux garçons à la fois !
— Super, marmonna-t-il.
Helen vit son regard faussement penaud se faire malicieux.
— Bon, tu as quelque chose à ajouter ? fit-elle avec un brin d'impatience dans la voix.
Matt se pencha vers elle.
— J'ai aussi entendu papa appeler la prof de chimie de Brad par son prénom... Intéressant, n'est-ce pas ? Et toi, tu aimerais bien savoir à quoi elle ressemble...
Helen se mordit la lèvre. Décidément, ce garçon est incorrigible, se dit-elle. Et c'était justement pour cela qu'elle l'aimait tant...
— Ton père a dit qu'elle avait soixante ans.
Matt éclata de rire.
— Et tu l'as cru ?
Helen se redressa avec dignité.
— Bien sûr que non ! Tu me crois aussi naïve ?
Elle pencha la tête sur le côté en se croisant les bras.
— Tu as une photo d'elle ?
Matt appuya sur un bouton du four à micro-ondes dont la porte s'ouvrit aussitôt, exposant un livre relié posé sur la plaque tournante de verre.
Helen se tourna vers lui et vit ses yeux bruns briller de malice.
— C'est l'annuaire scolaire de Brad ?
— Tu m'étonnes, tantine. J'aurais cru que tu y aurais pensé par toi-même.
— Je me fais vieille. Epargne-moi tes sarcasmes, s'il te plaît. Et ne m'appelle pas tantine.
Helen tendit la main pour saisir le livre, mais Matt fut plus rapide et s'en empara avant elle.
Elle soupira.
— Qu'est-ce que tu veux ?
— Une tarte au citron meringuée, une tarte aux pommes et une tourte au potiron.
— Une tourte au potiron ! Et puis quoi encore ?
— Tu vas voir, tantine, ça vaut le coup... C'est un canon !
— Bon, d'accord... Une tourte au potiron ! Mais tu vas engraisser, à ce régime !
— Je suis en pleine croissance. Je n'engraisserai pas. Ah, j'allais oublier... Je veux de la glace sur la tarte. A la vanille.
— Ne me pousse pas trop loin, mon garçon. Et donne-moi ça !
Matt lui tendit l'annuaire.
— Page 42...
Helen alla droit à cette page.
— Oh ! Mon Dieu ! dit-elle, ébahie.
Matt se pencha par-dessus son épaule et laissa échapper un sifflement d'admiration.
— Joli petit lot, hein ? fit-il.
Helen leva les yeux et lui jeta un regard désapprobateur.
— Matthew !
Il ne fit qu'en sourire.
— Allons, allons, tantine ! J'ai treize ans. Si je ne salivais pas un peu en voyant une aussi belle femme, tu me trouverais anormal et tu me traînerais aussi sec chez le médecin.
Helen y réfléchit un instant et dut admettre qu'il n'avait pas tout à fait tort.
— Bon, d'accord. Pour cette fois, je te pardonne ta vulgarité.
Son regard revint à la photo. Une grande femme brune et dix élèves en blouse blanche posaient en tenant chacun une éprouvette à la main et en souriant d'un air radieux.
— Si elle a vraiment soixante ans, lança Helen, je me demande bien quelle mixture elle a concoctée dans son labo pour garder une peau aussi fisse... Elle est vraiment ravissante.
— Elle a des jambes magnifiques, aussi.
— Matthew !
— Je ne suis pas le seul à le dire, tu sais. C'est elle qui anime le club des jeunes scientifiques, et je te parie que les six gars qui s'y sont inscrits l'ont fait parce qu'ils avaient besoin de « stimulation pédagogique ».
Il mima des guillemets en prononçant ces deux derniers mots.
— Matthew ! protesta de nouveau Helen.
Mais elle manqua de s'étouffer en réprimant un rire.
— Je t'en prie, ajouta-t-elle en s'efforçant de garder son sérieux. Je n'aime pas t'entendre dire des grivoiseries. Bon, d'accord, elle est jolie et certainement très intelligente.
— Probablement trop intelligente pour papa.
— Probablement. Mais avec un peu de chance, elle ne s'en rendra compte que quand il sera trop tard.
— Bon, alors, tu l'ouvres, cette serviette, oui ou non ? insista Matt.
Helen secoua la tête.
— Ce serait une atteinte à son intimité, dit-elle. Non, ce ne serait pas convenable.
Matt haussa les épaules avec nonchalance et Helen comprit que ce n'était pas tout.
— Qu'as-tu d'autre à me montrer, jeune homme ? lui demanda-t-elle d'un ton suspicieux.
— Une carte de visite...
Il sourit en précisant :
— Avec son adresse et son numéro de téléphone.
— Donne-moi ça tout de suite !
— Je ne transigerai pas à moins d'une dinde farcie.
— Si tu as vraiment ce numéro, tu peux compter sur moi.
— Je t'aime, tantine.
Il lui tendit la carte en disant :
— Le numéro est marqué au dos.
Helen retourna le bristol et lut au verso l'adresse et le numéro de téléphone de Jenna.
— Elle a une belle écriture...
— Et de belles jambes !
Elle soupira d'un air impatient et Matt s'empressa d'ajouter :
— Hé ! Je n'ai parlé que de ses jambes, pas de son...
— Tais-toi, petit chenapan ! Où as-tu trouvé cette carte ? Il vaut mieux sans doute que je ne l'apprenne pas...
— Dans la poche de la veste de papa. Je cherchais de la petite monnaie pour aller jouer à la salle de jeux vidéo.
— Je vois... Là, je crois que c'est moi qui te tiens, mon lascar !
— Bon, alors, tu vas l'appeler pour l'inviter à dîner ?
— Mon projet était donc d'une telle évidence ?
— Prévisible, du moins.
Helen le regarda d'un air soupçonneux.
— Pourquoi m'aides-tu comme ça ?
Matt sortit de sa poche un dépliant touristique en papier glacé.
— J'ai trouvé ça sous le coussin du canapé. Je cherchais...
— De la petite monnaie pour les jeux vidéo, je sais !
Elle lui prit le dépliant des mains et ajouta :
— L'Afrique, le continent de toutes les aventures... Je me demandais où j'avais bien pu le ranger.
— Et je t'ai entendue parler à ton amie Sylvia.
— Tu es vraiment un espion, toi !
Elle ne savait si elle devait être agacée par l'indiscrétion de l'adolescent ou se repentir d'avoir envisagé de quitter la famille pendant un mois.
— Je ne l'ai pas fait exprès, protesta-t-il. Tu étais au téléphone dans la cuisine, et j'avais faim. C'est complètement par inadvertance que je t'ai entendue parler de ce safari... En tout cas, je t'ai entendue lui dire que tu ne pouvais pas l'accompagner en Afrique parce qu'il fallait bien que quelqu'un s'occupe des enfants et que personne ne pouvait te remplacer aussi longtemps. Alors j'ai pensé à tous les endroits super que tu as visités dans le monde avant de venir vivre avec nous et...
Il haussa les épaules d'un air gêné, et sa voix se brouilla.
Helen opta pour le repentir.
— Tu sais combien je vous aime, dit-elle.
A son grand soulagement, elle le vit acquiescer d'un hochement de tête.
— Tu veux t'éclater, tantine, et je te comprends, dit-il en lui passant affectueusement un doigt dans les cheveux. Il faudra que tu te fasses raser la boule avant d'aller en Afrique si tu ne veux pas que les mouches tsé-tsé fassent leur nid dans tes cheveux.
— Je préfère prendre ce risque ! répliqua Helen, mi-figue, mi-raisin. Tu veux de la purée de pommes de terre ou de la farce au maïs avec ta dinde ?
Une lueur gourmande naquit dans le regard de Matt.
— C'est quoi, la plus facile à préparer ? demanda-t-il.
— A ton avis ?
— La farce au maïs, qui est vendue prête à l'emploi... Alors, c'est de la purée que je veux.
Il récupéra l'annuaire scolaire de son frère et sortit de la cuisine.
Helen le regarda s'éloigner, effleurée par la tentation de lui botter le derrière tout en s'émerveillant de sa maturité. Elle se dit qu'elle avait fait du bon boulot en éduquant ces gamins. Et Brad allait redevenir lui-même, tôt ou tard.
— De la purée, trois tartes et cette mauvaise conscience qui me reprend..., dit-elle à haute voix dans le vide. Cette Jenna a intérêt à en valoir la peine !
Samedi 1er octobre, 14 h 30
— Vous êtes en train de me dire que vous n'avez pas plus d'éléments qu'il y a deux jours ? Mais qu'est-ce que vous avez foutu, bon sang ? On parle de ma fille, là !
Marvin Eggleston s'était levé, repoussant sa chaise si brusquement qu'il la renversa. Le choc du bois sur le carrelage fit sursauter son épouse.
Il appuya ses deux poings serrés contre la table de la cuisine et avança son visage congestionné de fureur à quelques centimètres de celui de Steven.
— Vous vous êtes tourné les pouces ou quoi ?
Son haleine sentait le whisky. Une faiblesse que Steven pouvait comprendre de la part d'un homme rongé d'angoisse. Il aurait cependant préféré le voir à jeun, ne serait-ce que pour qu'il réponde avec plus de cohérence aux questions qu'il était venu lui poser. Mais enfin, chacun affrontait le chagrin et la terreur à sa manière ; il n'était pas là pour le blâmer mais pour l'aider.
Alors qu'Eggleston laissait libre cours à sa colère, sa femme, assise à ses côtés, pleurait doucement. Elle prit son mari par le bras, comme pour s'agripper à ses derniers espoirs. Son visage était défait, ses yeux hantés par quarante-huit heures de peurs et de pleurs.
— Marvin, je t'en supplie. Serena pourrait t'entendre...
Sa mère avait emmené la fillette à l'étage, dès l'arrivée de Steven et c'était heureux. Il valait mieux que Serena, qui n'avait que quatre ans, n'assiste pas au désespoir de ses parents.
De nouvelles larmes vinrent embuer les yeux d'Anna Eggleston avant de couler le long de ses joues blêmes.
— Ça ne sert à rien de crier. Assieds-toi, Marvin...
Elle se tourna vers Steven et ajouta :
— Excusez-nous. On n'a pas dormi depuis deux jours, vous savez.
Elle inclina la tête et Steven vit ses épaules trembler tandis qu'une nouvelle vague de sanglots la submergeait.
— On n'arrive pas à dormir... Un dingue nous a pris notre fille et...
Steven posa doucement sa main sur la sienne ; elle avait les doigts glacés.
— Vous n'avez pas à vous excuser, madame Eggleston. Je vous comprends, croyez-moi.
Il posa son autre main sur le bras de Marvin comme pour lier les deux époux.
— Monsieur Eggleston, si je savais où se trouve votre fille, je serais allé la chercher et elle serait avec nous en ce moment. J'ai parfaitement conscience que ça ne peut pas atténuer vos craintes, mais je vous assure que nous faisons tout notre possible pour la retrouver.
Le menton d'Eggleston s'affaissa, touchant sa poitrine.
— Mon Dieu, je n'en reviens pas, murmura-t-il. Je me sens tellement impuissant !
Il releva la tête et Steven lut dans ses yeux une terreur toute semblable à celle que lui-même avait éprouvée quand ce salaud de Winters avait enlevé Nicky.
— Hier, votre jeune collègue...
Marvin secoua la tête comme pour se clarifier les idées avant de poursuivre :
— L'homme qui a relevé l'empreinte de pas de Samantha dans le jardin, sous sa fenêtre...
— L'agent Thompson ?
Eggleston hocha la tête sans lâcher Steven du regard.
— Oui, l'agent Thompson... Il a dit que ça vous était arrivé. Il a dit que quelqu'un avait enlevé votre fils dans son lit...
Steven ne sut pas s'il lui fallait maudire Kent pour cette indiscrétion ou lui en savoir gré.
— C'est exact, répondit-il.
Anna leva les yeux vers lui, le visage bouffi de larmes.
— Mais votre fils vous a été rendu, dit-elle.
Steven hocha la tête et répéta :
— C'est exact.
— Il allait bien quand vous l'avez retrouvé ?
Il ne comprenait que trop bien le sens de cette question. Son fils avait-il été maltraité ? Etait-il bien dans sa peau depuis l'enlèvement ? La famille avait-elle supporté le traumatisme ? La réponse à chacune de ses questions était non, hélas !
— Le type qui a enlevé mon fils ne l'a pas maltraité physiquement, si c'est ce que vous voulez savoir. Mais je vous mentirais en vous disant qu'il va bien depuis... Il fait des cauchemars. Il refuse de dormir dans son lit. Ses résultats scolaires s'en ressentent. Il n'embrasse plus personne depuis son enlèvement et supporte à peine qu'on le touche...
Les Eggleston méditèrent cette information pendant quelques instants, puis Marvin finit par inspirer profondément et dire :
— Donc, même si on la retrouve saine et sauve, elle ne sera plus vraiment comme avant...
Steven préféra éviter de mentionner le peu de chances qu'il y avait de retrouver la jeune fille en vie. Ses parents avaient besoin de s'accrocher à leur espoir, aussi ténu qu'il soit.
— Elle aura besoin d'être suivie par un psychologue. Vous et votre épouse aussi, d'ailleurs, se contenta-t-il de répondre.
Anna cligna des yeux, et de nouvelles larmes coulèrent sur ses joues trempées.
— Vous avez été suivi, vous ? demanda-t-elle.
Steven hocha la tête.
— Oui.
Il pressa la main d'Anna et le bras de Marvin, puis desserra son étreinte et se cala sur son siège.
— Il faut que je vous pose encore quelques questions. Certaines d'entre elles vous paraîtront semblables à celles que je vous ai posées hier et avant-hier. Je vous prie de ne pas vous en irriter. Il arrive qu'on se souvienne de petits détails qu'on avait oubliés la veille.
— Des petits détails qui pourraient vous aider à retrouver Samantha ? demanda Anna d'une voix blanche.
— C'est possible.
Marvin Eggleston ramassa sa chaise et s'y rassit pesamment.
— Allez-y, dit-il.
— Tout d'abord, comprenez bien que je ne blâme en rien votre fille pour ce qui est arrivé, reprit Steven.
Marvin tendit la main à son épouse et celle-ci la prit en un geste de confiance et de solidarité si touchant qu'il fit regretter à Steven de ne pas avoir, lui aussi, une âme sœur sur qui s'appuyer face à l'adversité. Il laissa échapper un soupir et se concentra sur les notes qu'il avait prises dans son calepin.
— Pouvez-vous me parler des amis de Samantha ?
— Elle en avait beaucoup, fit Anna.
— Elle avait un petit ami ?
Anna secoua la tête.
— Elle en avait un, mais ils ont rompu il y a six semaines.
— Pourquoi ?
Anna haussa les épaules d'un air las.
— Quand on a seize ans, les amourettes ne durent jamais longtemps.
— Pourquoi ont-ils rompu, madame Eggleston ? Est-ce que vous en avez une idée ? insista Steven.
Anna hésitait visiblement à répondre. Son mari se tourna vers elle et dit :
— Oui, pourquoi, Anna ? Qu'est-ce qui s'est passé ? Qu'est-ce que vous m'avez caché ?
Anna soupira.
— Il l'a plaquée pour une autre fille, dit-elle enfin.
Steven vit les poings de Marvin se crisper rageusement puis se relâcher.
— Vous n'appréciiez pas ce garçon, on dirait ? lui demanda-t-il.
Marvin serra les mâchoires.
— Non, je ne l'aimais pas... Il allait trop vite en besogne...
Anna posa de nouveau sa main sur celle de son mari, plus doucement cette fois.
— Samantha a dit « non », Marvin. C'est bien pour ça qu'il l'a plaquée pour une autre.
— C'est donc à cause de ce petit merdeux qu'elle a pleuré pendant une semaine ?
— Est-ce que ce petit merdeux a un nom ? demanda Steven précautionneusement.
— Gerald Porter, répondit Anna en caressant le bras de son mari.
Steven griffonna le nom sur son calepin.
— Elle ne voulait pas que tu le saches, reprit-elle en s'adressant à son mari, parce qu'elle avait peur que tu t'en prennes à lui.
— C'est bien ce que j'aurais fait, en effet, marmonna Marvin.
— Et elle aurait été gênée par ta réaction. Il fallait qu'elle fasse bonne figure au lycée. Il fallait qu'elle garde la tête haute et qu'elle fasse semblant de ne pas avoir été blessée aussi profondément qu'elle l'était en réalité.
— Vulnérable, donc..., dit Steven pensivement.
— Qu'entendez-vous par là ? demanda Marvin.
— Je ne lui reproche rien, monsieur Eggleston, lui rappela Steven.
Marvin se détendit un tout petit peu.
— Simplement, si elle a été abandonnée par Gerald, elle était peut-être plus disposée à répondre aux avances d'un autre garçon. A qui aurait-elle pu se confier ?
— A ma femme, dit Marvin.
— A JoLynn Murphy, dit Anna en même temps. Marvin, je sais que tu crois que mes relations avec Samantha sont très intimes... Mais ce n'est pas le cas. Elle ne me dit pas tout.
— Elle t'aime, fit Marvin d'un ton pitoyable.
— Bien sûr qu'elle m'aime. Et elle t'aime aussi. Mais je me souviens d'avoir été une adolescente, moi aussi, et je ne racontais pas tout à ma mère.
Elle se tourna vers Steven et ajouta :
— Je sais que vous n'avez trouvé aucune trace d'effraction dans la maison ni dans sa chambre. Il semble bien qu'elle soit partie de son plein gré...
C'était vrai. Pas d'effraction. Et cette empreinte de chaussure près de la fenêtre...
— Si ce n'est de son plein gré, du moins sur ses deux pieds, dit Steven. JoLynn nous a déjà indiqué qu'elle n'avait pas parlé à Samantha depuis plus d'une semaine. Votre fille avait-elle d'autres amies à qui elle aurait pu faire des confidences ?
Anna ferma les yeux, fouillant sa mémoire.
— Pamela Droggins, dit-elle enfin. Et Emily Robinson. Deux pom-pom girls comme elle...
Elle rouvrit les yeux et ajouta :
— Et Wanda Pritchard, qu'elle a rencontrée au club de théâtre. Je crois que j'ai oublié de vous donner son nom, l'autre jour.
Steven lui sourit.
— Vous aviez oublié, en effet. Je vous remercie de vous en souvenir aujourd'hui. Est-ce que vous connaissez le nom de la fille qui sort avec Gerald Porter depuis qu'il a rompu avec Samantha ?
Anna secoua la tête.
— Non. Ça, elle ne me l'a pas dit... Tout ce qu'elle m'a dit, c'est que la nouvelle petite amie de Gerald « couchait », elle.
Elle eut une moue de dégoût en ajoutant :
— Samantha m'a même dit que c'était une vraie salope...
Steven feuilleta son calepin. Il avait récolté le nom d'une amie et celui d'un « petit merdeux ». Il restait à trouver celui de la « vraie salope ».
— Je vous remercie de m'avoir consacré un peu de temps, dit-il. Je sais que ce n'est pas facile, pour vous...
— Agent Thatcher, attendez..., dit Anna en consultant son mari du regard. Marvin, un journaliste de CNN a appelé ce matin quand tu étais avec Serena. Ils voudraient nous interviewer.
Steven sentit le découragement le gagner. La dernière chose à faire était bien d'offrir davantage de publicité au tueur. Si Samantha était encore en vie, le retentissement médiatique pouvait l'inciter à la tuer plus rapidement pour accroître sa sinistre notoriété.
— Pourquoi ne m'en as-tu pas parlé ? demanda Marvin.
— Je voulais d'abord avoir l'avis de l'agent Thatcher, répondit Anna. Je pense qu'on n'a rien à perdre à répondre à leurs questions.
— Madame Eggleston, je ne crois pas que ce soit une bonne idée.
Marvin défia Steven du regard.
— Si vous faites tout ce que vous pouvez pour retrouver Samantha comme vous le prétendez, dit-il sèchement, vous ne devriez pas avoir peur que le public sache où vous en êtes de votre enquête.
— Il ne s'agit pas de ça, objecta Steven avec douceur. Notre psychologue pense que l'individu qui a enlevé Samantha a pu le faire pour braquer les projecteurs sur lui. Si vous parlez aux journalistes, vous jouez en sa faveur, en lui permettant d'obtenir ce qu'il cherche.
Anna pinça les lèvres et Steven comprit qu'il avait sous-estimé son influence au sein du couple. Marvin avait beau parler fort, ce n'était pas lui qui prenait les décisions. C'était elle.
— Je vais réfléchir à votre argument, agent Thatcher, se contenta-t-elle de dire.
— Et moi m'entretenir avec les personnes dont vous m'avez donné les noms, dit Steven posément en s'efforçant de maîtriser sa déception. Mais je vous en supplie, ne parlez pas aux médias. Croyez-en mon expérience, ce serait un mauvais choix.
— Je comprends, agent Thatcher, dit-elle à voix basse. Je comprends.
Steven aussi comprenait. Il comprenait qu'il avait affaire à une mère aux abois, prête à tout pour retrouver sa fille saine et sauve. Même si elle avait collaboré aussi activement que possible à l'enquête, elle avait besoin de se prouver à elle-même quelle agissait sans relâche. Il lui fallait faire quelque chose, n'importe quoi, pourvu qu'elle n'ait pas l'impression d'attendre en vain.
Il comprit aussi qu'il verrait le couple Eggleston passer en boucle sur CNN avant le début de la soirée.